dimanche 18 avril 2021

WE 4 : 17 avril 2021

Le monde d’après……Dessiné par qui ? Pour qui ? Et le PIB dans tout ça ? Avec François : de dame Pauvreté à la divine providence

Toujours le temps des restrictions sanitaires... Mais ce week end à permis de rassembler 6 participants en présentiel et tous les autres (deux groupes) via ZOOM. Nous avons également eu le plaisir d’accueillir JF Bouthors, intervenant extérieur qui nous a magistralement aidé tant sur notre travail biblique que sur notre second travail....

Introduction

Nous abordons aujourd’hui le 4ème Week end de notre parcours sur les pas de François.

Notre fils rouge

Le monde d’après…….Dessiné par qui ? Pour qui ? Et le PIB dans tous ça ?Avec François : de dame Pauvreté à la divine providence

Une interrogation plus politique et sociale que ce que nous avons évoqué lors de notre précédent week end, tourné vers le thème de la conversion et de l’engagement personnel.Mais l’implication dans un changement individuel butte sur la dimension collective. La dénonciation opérée sur ce que l’on ne veut pas, les injustices, les violences,  nous a fait envisagé de travailler sur les textes initialement proposés : 

* Amos, Chapitre 8, (4-8) qui nous parle de ceux « qui écrasent le malheureux pour anéantir les humbles du pays »

* Matthieu Chapitre 11 (25-30) « Devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme ».

Mais nous avons voulu que notre réflexion aille plus loin qu’un simple constat entre qui est l’oppresseur et qui est disciple.

 Dessiner le monde d’après appelle à une nécessaire coordination et coopération entre les utopies de chacun.   Nous avons un temps envisagé de creuser ensemble le texte de François « Fratelli tutti » qui nous invite à l’analyse de notre société et à discerner comment « penser et gérer un monde ouvert ».

S’organiser ou laisser décider une élite éclairée ?Chacun a la parole, quelle que soit sa condition, son identité,  mais alors le risque de cacophonie est grand ! Ou bien définir une manière de délibérer et décider. Comme vous le verrez ces questions nous ont orienté vers une réflexion autour de la démocratie. 

Démocratie représentative vs démocratie participative ? Comment changer/mettre en œuvre la prise de décision « politique » afin que toute parole soit entendue, et que même celle des sans « voix » soit prise en compte ? Comment aboutir à une décision collective (avec acceptation de ceux qui ne sont pas d’accord) jusqu’à une mise en œuvre commune ? Faire « avec » et non faire « pour »….. Un grand débat

Nous avons alors envisager de travailler  *Livre de Josué Chapitre 24 « S’il ne vous plaît pas de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir  »,  et notre choix s’est arrêté sur * 1Samuel Chapitre 8,(1-22) « Ecoute leur voix, mais avertis-les solennellement et fais-leur connaître les droits du roi qui régnera sur eux »

Dans le texte de Samuel, le peuple insiste pour changer son guide, jusque là son prophète, son intermédiaire avec Dieu, pour être dorénavant dirigé par un roi. Ce choix du peuple d’Israël a des raisons mais aussi des conséquences que nous vous proposons de creuser.

Le choix de notre deuxième texte, Le sang de la démocratie de J-F Bouthors que certain ont pu déjà lire dans la LAC de Nov 2020, n’est pas sans lien avec le texte de Samuel.. Si aujourd’hui le principe de la démocratie donne a chacun une voix pour choisir les règles conduisant le destin commun, comment s’est elle mise en place ? quelles sont les illusions ou erreurs possibles portés par le processus démocratique ?

Ce texte nous rapproche de notre monde d’aujourd’hui pour mieux nous projeter dans le monde d’après où nous aurons probablement à changer quelques règles (lois). 

Qui choisir ? Comment choisir ? Quels risques ? Quelles conséquences ? Quels critères guident nos choix ? 

 

Travail du matin :  

PREMIER LIVRE DE SAMUEL 8, 1-22

01 Quand Samuel fut devenu vieux, il établit ses fils juges en Israël.

02 Son fils aîné s’appelait Joël, et le second, Abiya ; ils jugeaient à Bershéba.

03 Mais ses fils ne marchèrent pas sur ses traces. Attirés par le gain, ils acceptèrent des cadeaux et firent dévier le droit.

04 Tous les anciens d’Israël se réunirent et vinrent trouver Samuel à Rama.

05 Ils lui dirent : « Tu es devenu vieux, et tes fils ne marchent pas sur tes traces. Maintenant donc, établis, pour nous gouverner, un roi comme en ont toutes les nations. »

06 Samuel fut mécontent parce qu’ils avaient dit : « Donne-nous un roi pour nous gouverner », et il se mit à prier le Seigneur.

07 Or, le Seigneur lui répondit : « Écoute la voix du peuple en tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent : ils ne veulent pas que je règne sur eux.

08 Tout comme ils ont agi depuis le jour où je les ai fait monter d’Égypte jusqu’à aujourd’hui, m’abandonnant pour servir d’autres dieux, de même agissent-ils envers toi.

09 Maintenant donc, écoute leur voix, mais avertis-les solennellement et fais-leur connaître les droits du roi qui régnera sur eux. »

10 Samuel rapporta toutes les paroles du Seigneur au peuple qui lui demandait un roi.

11 Et il dit : « Tels seront les droits du roi qui va régner sur vous. Vos fils, il les prendra, il les affectera à ses chars et à ses chevaux, et ils courront devant son char.

12 Il les utilisera comme officiers de millier et comme officiers de cinquante hommes ; il les fera labourer et moissonner à son profit, fabriquer ses armes de guerre et les pièces de ses chars.

13 Vos filles, il les prendra pour la préparation de ses parfums, pour sa cuisine et pour sa boulangerie.

14 Les meilleurs de vos champs, de vos vignes et de vos oliveraies, il les prendra pour les donner à ses serviteurs.

15 Sur vos cultures et vos vignes il prélèvera la dîme, pour la donner à ses dignitaires et à ses serviteurs.

16 Les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes et de vos jeunes gens, ainsi que vos ânes, il les prendra et les fera travailler pour lui.

17 Sur vos troupeaux, il prélèvera la dîme, et vous-mêmes deviendrez ses esclaves.

18 Ce jour-là, vous pousserez des cris à cause du roi que vous aurez choisi, mais, ce jour-là, le Seigneur ne vous répondra pas ! »

19 Le peuple refusa d’écouter Samuel et dit : « Non ! il nous faut un roi !

20 Nous serons, nous aussi, comme toutes les nations ; notre roi nous gouvernera, il marchera à notre tête et combattra avec nous. »

21 Samuel écouta toutes les paroles du peuple et les répéta aux oreilles du Seigneur.

22 Et le Seigneur lui dit : « Écoute-les, et qu’un roi règne sur eux ! » Alors Samuel dit aux hommes d’Israël : « Allez ! chacun dans sa ville ! »

 

Questions à propos du texte de Samuel 1 ch 8 ( 1-22) 

Analyse du texte : les personnages, les lieux, les temps, associations et oppositions. Un plan.

1) Pour quelles raisons le peuple demande un roi ? Quelles sont leurs aspirations ?

2) Pourquoi cette demande déplaît à Samuel ?

3) Quelles conséquences a cette relation du peuple avec Dieu ? Quelles seront les conséquences pour le peuple ?

Pour nous :

1) Si l’on suit le fil de la bible, de quel Roi avons nous besoin aujourd’hui et comment s’inscrit-il dans le « monde d’après » ?

(Voir aussi la traduction alternative proposée par JF Bouthors)

Le sang de la démocratie (article paru dans la LAC de la mission de France Nov 2020)  Jean-François Bouthors

En 1945, dans une tribune intitulée « You and the Atomic Bomb », George Orwell écrit : « Quand on considère la tendance du monde depuis plusieurs décennies, nous n’allons pas vers l’anarchie, mais vers un retour forcé de l’esclavage. Nous prenons peut-être la direction non pas d’un effondrement général, mais d’une époque horriblement stable comme les États à esclavage de l’Antiquité[1]. » Puis il se réfère aux idées développées quatre ans plus tôt par James Burhnam dans The Managerial Revolution, pronostiquant la prise du pouvoir par les « techniciens »[2], pour se demander « quelle vue mondiale, quelles croyances, quelle structure sociale seront dominantes dans un État à la fois impossible à conquérir et en guerre froide permanente avec ses voisins ». Orwell annonce alors la Guerre froide. Celle-ci ne prit totalement fin qu’avec la chute du Mur de Berlin en 1989, suivie de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991. On célébra alors la victoire de la démocratie, promise à s’étendre sur toute la planète, sous l’effet de la diffusion mondiale de l’économie de marché.

Des crises multiples

En 2020, l’optimisme du début des années 1990 n’est plus de mise. Le monde est mis à l’épreuve par de multiples crises – économiques, politiques, religieuses, écologiques, démographiques, culturelles, migratoires, postcoloniales, techniques… – auxquelles est venue s’ajouter la pandémie de la covid. Les raisons de craindre l’avenir, où que l’on regarde, semblent l’emporter sur celles d’espérer. Certains en viennent à douter de la pertinence de la démocratie face à la menace de l’effondrement qui semble plus réelle que celle qu’écartait Orwell en 1945. Elle est jugée faible, lente, contradictoire, incertaine d’elle-même, voire inapte à répondre aux défis du temps, d’ampleur planétaire, en particulier lorsqu’il s’agit de lutter contre le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité, contre la pollution de l’air, des sols et des eaux, contre la surexploitation des ressources naturelles. D’aucuns en appellent déjà à des décisions autoritaires, pour briser des multiples résistances à la transition écologique.

Les démocraties paraissent aujourd’hui très vulnérables. En face d’elles, la détermination des régimes autoritaires russe, chinois, turc, brésilien, et au sein même de l’Europe celle des partisans de la « démocratie illibérale »[3] met cruellement en lumière la faiblesse politique et militaire de l’Union européenne, alors même que la politique de Donald Trump a considérablement affaibli le multilatéralisme qui prévalait depuis la fin des années 1980. À l’intérieur, on observe depuis plusieurs années la montée des partis nationalistes et d’extrême droite, la poussée populiste, la radicalisation des débats et simultanément un rejet croissant de la classe politique, qui se traduit par une abstention en hausse lors des élections. Enfin, les développements de la technoscience donnent à la thèse de Burnham, citée par Orwell, une consistance nouvelle : quelle place reste-t-il au débat politique et au questionnement éthique quand la technique semble imposer sa « nécessité » et ses lois ? La prise de position péremptoire d’Emmanuel Macron, fermant le débat à propos de la 5G, malgré la demande d’un moratoire par la Convention citoyenne sur le climat, dont il avait proposé la création, n’est que la dernière illustration de la manière dont on peut faire du progrès technique une sorte d’impératif catégorique en taxant ceux qui s’interrogent d’archaïsme naïf voire coupable. Les risques d’un effondrement n’ont pas fait reculer celui du développement de formes d’asservissement technopolitique que craignait Orwell.

La Cité implique la responsabilité de chacun

Face à un aussi noir tableau, il faut se rappeler les circonstances de la naissance de la démocratie à Athènes. Elle a été une tentative de sauvegarde de la Cité menacée d’effondrement parce que ses citoyens la fuyaient, pour fuir l’esclavage pour dettes auquel leur appauvrissement les contraignait. La solution échafaudée par Solon, au Ve siècle av. J.-C., consistait à proposer aux Athéniens de se prendre en main par eux-mêmes, en décidant, à voix égales, des lois qui s’imposaient à tous. L’autonomie (de nomos, la loi) supplantait l’hétéronomie, la loi qui tombait d’en haut, qui n’appartenait pas aux hommes mais à Dieu – ou aux dieux. Mais s’il apparaît que les dieux ne sauvent pas la Cité et les hommes qui la composent ou, pis, qu’ils se jouent d’eux (comme on le voit abondamment dans l’Iliade[4]), alors les hommes ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Il est remarquable que le récit biblique de l’Exode raconte lui aussi un arrachement à une puissance divine (Pharaon) qui règne par l’esclavage. La Torah que reçoivent les Hébreux au Sinaï – ce qui les constitue comme peuple – interdit la soumission aux idoles, c’est-à-dire à des systèmes politico-religieux qui privent l’homme de sa liberté et de sa responsabilité éthique personnelle.

Ce qui s’est produit à Athènes procède d’un mouvement de civilisation très large et très profond qui participe à la déstabilisation des hétéronomies « théocratiques ». La naissance de la démocratie n’est en effet pas dissociable de celle de la philosophie et de la tragédie, ni du développement des mathématiques et de la physique. Elle est possible, en outre, parce que le droit commence à être écrit et qu’interviennent des développements techniques dans différents domaines (maritime, militaire, etc.).

La prise de conscience de la vulnérabilité de la Cité a conduit à rechercher une solution qui implique la responsabilité – et l’on entend dans ce mot ce qui renvoie au dialogue et à la délibération – de chacun. Certes, à Athènes, où Solon a aboli l’esclavage pour dettes, ne sont considérés comme citoyens que les Athéniens libres (capables de défendre la Cité et disposant de quoi gagner leur vie de manière autonome), ce qui exclut les femmes, les enfants, les esclaves et les étrangers. Mais le principe est là : pour que chacun accepte la loi commune, il faut qu’il ait part à son élaboration, à son interprétation et à sa mise en œuvre (les citoyens participent en effet à l’exercice de la justice, ils y apprennent d’ailleurs l’art du discernement, de l’argumentation et du jugement).

La démocratie répartit le poids de la vulnérabilité et de l’incertitude sur l’ensemble des citoyens moyennant des procédures qui crédibilisent ce partage, car la confiance est la condition du fonctionnement de la démocratie. Cette confiance n’est pas aveugle : les pouvoirs sont séparés ; les démagogues sont combattus, risquant l’exclusion de la Cité ; les mandats sont remis régulièrement en jeu et les élus doivent rendre compte de leur action. Une certaine défiance est donc de mise, au sens où la confiance se mérite – ce qui suppose une vérification.

Une vulnérabilité au cœur de la démocratie

Si le poids de la vulnérabilité et de l’incertitude est ainsi partagé, celles-ci ne disparaissent pas pour autant. Au contraire, elles habitent la démocratie elle-même, de manière principielle pourrait-on dire. En effet, le bon exercice des différents pouvoirs par les mandatés n’est pas garanti. Le choix de ceux-ci peut être mauvais. Ils sont faillibles (sans être forcément malhonnêtes). Les circonstances de leur mandat peuvent gravement changer par rapport au moment de l’élection. Plus encore, en étant le pouvoir de tous, le pouvoir n’appartient à personne, pas même à celui qui l’exerce, car c’est toujours à titre de représentant. En démocratie, l’incarnation du pouvoir est toujours problématique. Son lieu est vide, comme l’a montré Claude Lefort. Faire face à cette incertitude, à cette vulnérabilité sans vouloir revenir à une remise de soi et des autres à un « plus fort » pour se rassurer demande des citoyens des qualités que Rousseau jugeait exceptionnelles, sinon impossibles : la démocratie, pensait-il, est parfaite pour « un peuple de dieux », mais c’est un régime qui « ne convient pas aux hommes ».

Si la vulnérabilité est fondatrice, elle est donc aussi une difficulté, voire un danger. Un régime qui ne donne pas à ses sujets des raisons de croire que la vie vaut d’être vécue, qu’un avenir est possible, ne peut durablement tenir[5]. La démocratie échappe d’autant moins à cette attente qu’elle exige beaucoup des citoyens. Le prix de la liberté démocratique (qui n’est pas celle de pouvoir tout faire, mais celle de pouvoir se donner collectivement ses lois) n’est pas supportable si la démocratie n’assure pas une certaine égalité. C’est en ce sens que l’État démocratique n’échappe pas à une certaine responsabilité « providentielle » : il est investi d’une fonction protectrice, et doit garantir la sécurité des citoyens et de leurs entreprises lorsqu’elles respectent la loi. S’étendant au-delà de la seule sauvegarde de l’intégrité physique des individus ou de la propriété des biens, cette sécurité est « sociale ».

La tentation de revenir à la « servitude volontaire »

Rappelons ici que l’étymologie de l’adjectif « vulnérable » fait remonter le mot à une racine indo-européenne, vel, qui désigne le poil, la laine (d’où l’anglais wool), c’est-à-dire une protection. Autrement dit, quand le citoyen – qui est en principe roi en démocratie – est ou se sent nu, il finit par ne plus croire à la démocratie. La tentation est forte, dès lors, de revenir à ce que La Boétie décrivait comme la « servitude volontaire ». Il peut apparaître souhaitable d’aliéner sa liberté à un « suzerain » en échange d’une promesse de prospérité ou de sécurité. C’était le contrat en vigueur en Union soviétique. Et aujourd’hui, la démocratie illibérale mise en œuvre par Viktor Orbán en Hongrie s’apparente à un retour vers la féodalité. Ce n’est pas l’esclavage évoqué par Orwell, mais ce n’est plus l’égale dignité des êtres humains. Les régimes russe, chinois ou turc actuels reposent sur un « marché » comparable. Lorsqu’il devient difficile à tenir, la surenchère nationaliste, la désignation d’un ennemi extérieur et de ses complices, la recherche de gains territoriaux ou de succès militaro-diplomatiques servent à reconquérir des opinions publiques qui douteraient des « bienfaits » qu’elles tirent de leur soumission et des vertus de l’autorité devant laquelle elles s’inclinent.

Cependant, le choix de l’aliénation peut-être celui d’une confiance aveugle dans la technique, au point d’y perdre sa liberté et son humanité. Les deux modes se conjuguent d’ailleurs aisément, et les nouveaux régimes autoritaires ont désormais un goût prononcé pour les nouvelles technologies.

Quand la passion pour l’égalité mine la démocratie

Mais ce retour vers la servitude n’est pas le seul danger. Tocqueville avait bien vu que la passion pour l’égalité dégénérait en envie et minait la démocratie. Si celle-ci affirme l’égale dignité de tous les citoyens, elle ne peut jamais leur assurer une égalité matérielle absolue. Elle décevra d’autant plus sur ce plan si les représentations du monde et de l’existence qui structurent la société sont dominées par une vision marchande où la monnaie est l’équivalent général. Dès lors, c’est le calcul qui s’impose, en termes de rentabilité ou/et d’accumulation. L’infini du calcul et de la production (il ne s’agit pas de reproduire, mais de produire davantage) supplante l’infini du sens, celui qu’offre l’art, la poésie, la littérature, l’amitié, l’amour, la philosophie… bref tout ce qui relève de l’esprit. Lorsque le « mauvais infini » (Hegel) l’emporte sur le bon, l’inégalité devient, par essence, insupportable, la justice semble un vain mot et ceux qui ont pour tâche de la faire respecter – qui ne sont pas non plus des privilégiés – apparaissent comme des agents de la domination des riches. Le ressentiment s’installe et dicte ses interprétations du passé comme du présent[6]. L’autre devient un concurrent, voire un ennemi. Il faut trouver des boucs émissaires. La loi démocratique n’est plus respectable. La société se fracture. La confiance s’érode. La démocratie se délite d’autant plus que les appareils religieux ou idéologiques d’hier qui structuraient une partie de la vie sociale ne font plus sens pour une grande part des citoyens, et que toutes les tentatives de créer une religion civile démocratique ont fait long feu.

La naissance de la démocratie, à Athènes, nous l’avons dit, est contemporaine de celle de la tragédie. Celle-ci était alors une liturgie à laquelle était conviée la Cité dans son entier (non seulement les citoyens, mais les femmes, les esclaves et les métèques). Elle permettait aux participants de faire une expérience sensible commune en s’exposant à la représentation des passions, des drames, des mythes qui nourrissent la vie humaine, personnelle et collective. De ce point de vue, la « culture » – ce qui relève de l’esprit, et non du machinique ou du biologique envisagé de façon purement matérialiste – n’est pas un objet de consommation ou de distraction, mais un agent de production et de renouvellement de sens qui permet au peuple de s’éprouver et de se constituer comme tel. Et même de se transmettre au fil des générations, par le jeu des réinterprétations. Il en va de bien plus que d’un secteur économique à sauvegarder. Lorsqu’elle n’est plus irriguée, nourrie par ce sang du sens, la « fragile peau du monde » – pour reprendre l’expression de Jean-Luc Nancy[7] –, et du peuple, mise à nu, se défait, et dès lors l’unité du monde, et du peuple, ne peut résister aux forces centrifuges qui se saisissent de son irréductible diversité.



[1]      ?.      La traduction française de ce texte, par Jacques Darras, a été publiée dans la revue Esprit en janvier 1984 sous le titre « Nous et la bombe atomique » (consultable en ligne).

[2]      ?.      Raymond Aron, en France, et John Kenneth Galbraith, aux États-Unis, développeront plus tard le concept de technostructure.

[3]      ?.      Les démocraties illibérales, à l’instar de la Hongrie de Viktor Orbán – qui s’est réclamé de ce concept politique dès 2010, en dénonçant le libéralisme politique (au sens des philosophes des Lumières) comme conduisant à l’oubli des valeurs éternelles de son pays – sont des régimes dans lesquels l’indépendance de la justice n’est pas pleinement assurée, pas plus que celle de la presse et des médias, où le pouvoir entend réviser le travail des historiens, où les garanties constitutionnelles sont parfois malmenées, mais qui maintiennent le principe du suffrage populaire.

[4]      ?.      Rappelons que ce texte date du VIIIe siècle av. J.-C.

[5]      ?.      La tyrannie elle-même n’y échappe pas et il est frappant que Thomas d’Aquin comme Aristote justifient le tyrannicide lorsque le souverain fait passer son propre bien avant le bien commun.

[6]      ?.      Theodor W. Adorno a montré que le ressentiment tente de trouver sa résolution dans le fascisme. Voir le dernier livre de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard, 2020.

[7]      ?.      Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde, Paris, Galilée, 2020.