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(sans garantie sur le long terme)
Meditations du Samedi Saint
Conçu avec de bonnes ondes
La Croix le
08/04/2020 à 10:20
"Que
se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre."
Le
père Gilles Drouin, prêtre du diocèse d’Évry et directeur de l’Institut
supérieur de liturgie de l’Institut catholique de Paris propose une méditation
pour ce temps de confinement, à partir de la très belle homélie « Pour le grand
et saint samedi » attribuée à saint Épiphane. « Peut-être pourrions-nous vivre
ce temps comme un long, un beau, un grand samedi saint » estime notamment le
père Drouin. « Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque
eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous
sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais,
qui travaille sans cesse… »
Extraits....
"Pour
les croyants que nous essayons d’être, le samedi saint peut être une ressource
spirituelle en ces temps de silence..
Le
samedi saint n’est pas un entre-deux, une sorte de blanc entre l’intensité
dramatique du vendredi saint et le retour de la joie dans la nuit de Pâques. Le
samedi saint n’est pas une parenthèse, tellement vide qu’on n’y célèbre pas
l’eucharistie, « Dieu est mort », pas plus que le vendredi saint ne serait
l’anniversaire de la mort de Jésus et Pâques celui de sa résurrection....
Le grand et saint samedi nous apprend à goûter, dans le creux de son absence, à une présence qui pour être cachée n’en est pas moins réelle et radicale, à la racine.
Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans cesse. Confiné, mais actif au plus infecté de nos cœurs..."
Texte complet
“Nous pourrions vivre ce temps comme un long, un beau, un grand samedi
saint”, estime le père Drouin à propos du confinement
La Croix-Croire (*)
« Que se
passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre. » Le père Gilles Drouin,
prêtre du diocèse d’Évry et directeur de l’Institut supérieur de liturgie de
l’Institut catholique de Paris propose une méditation pour ce temps de
confinement, à partir de la très belle homélie « Pour le grand et saint
samedi » attribuée à saint Épiphane. « Peut-être pourrions-nous vivre ce temps
comme un long, un beau, un grand samedi saint » estime notamment le père
Drouin. « Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque eucharistique,
tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous sommes, peut révéler,
en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans
cesse… »
«
Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre »
Aujourd’hui
grand silence sur la terre. Silence dans les rues de nos villes, silence sur
les places de nos villages, silence sous les préaux de nos écoles, silence dans
les allées de nos cimetières, à peine troublé par l’ombre d’un cortège
famélique. L’Ecclésiaste avait entraperçu ce printemps silencieux :
« L’amandier est en fleurs, (…) lorsque l’homme s’en va vers sa maison
d’éternité, et que les pleureurs sont déjà au coin de la rue ; avant que le fil
d’argent se détache, que la lampe d’or se brise, que la cruche se casse à la
fontaine, que la poulie se fende sur le puits ; et que la poussière retourne à
la terre comme elle en vint, et le souffle de vie, à Dieu qui l’a donné. » Oui
aujourd’hui les cerisiers sont en fleurs dans nos jardins mais les pleureurs ne
sortent plus. Le fil d’argent serait-il brisé ? Que se passe-t-il ?
Que
se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre
Et si, en ces
temps de confinement, nous devrions, sérieusement, une fois, relire Épiphane,
et plus largement toute la liturgie du samedi saint dont le sermon d’Épiphane
conclut la première leçon de vigiles. Un samedi saint d’ailleurs moins
aliturgique qu’a-eucharistique. Le seul jour de l’année. Même la veille, la
messe n’est pas célébrée mais, bonne fille, la liturgie concède aux croyants la
communion aux Présanctifiés. Pour les
croyants que nous essayons d’être, le samedi saint peut être une ressource
spirituelle en ces temps de silence et où tant de pasteurs souvent
touchants de zèle essaient de fournir à leurs ouailles des ersatz
d’eucharisties, par réseaux sociaux et autres moyens numériques interposés.
Vivre ce carême
atypique comme un long samedi saint. Car le
samedi saint n’est pas un entre-deux, une sorte de blanc entre l’intensité
dramatique du vendredi saint et le retour de la joie dans la nuit de Pâques. Le
samedi saint n’est pas une parenthèse, tellement vide qu’on n’y célèbre pas
l’eucharistie, « Dieu est mort », pas plus que le vendredi saint ne serait
l’anniversaire de la mort de Jésus et Pâques celui de sa résurrection. La
liturgie ne fonctionne pas ainsi, elle ne saucissonne pas le Mystère. Les pères
du mouvement liturgique, les Odo Casel et autres Louis Bouyer, nous l’ont
magistralement rappelé : la liturgie tout au long de l’année, nous donne
l’Unique Mystère, le Mystère de Dieu révélé en Christ, révélé dans la Pâque du
Christ sous différents points de vue. Un peu comme lorsque Cézanne, peintre
métaphysique s’il en est, pour nous aider à saisir, ou à nous laisser saisir
par le mystère interne, tellurique, de la Sainte Victoire, nous la donnait par
plans successifs : la face ouest puissamment plissée, la face sud abrupte et
minérale, la face nord ourlée de chênes verts. Le vendredi saint, l’unique
mystère de la mort et de la résurrection du Christ nous est donné depuis le
« point de vue » du pied de la Croix, le samedi soir, il nous est donné « en
mystère », c’est-à-dire in via dans le clair-obscur
des sacrements de Pâques, le dimanche dans la clarté cristalline du matin de la
résurrection.
Et le samedi, ce samedi qu’Épiphane
qualifie de grand et de saint, d’où contemplons-nous le Mystère ? Si on suit
Épiphane, c’est du plus profond des enfers, ces enfers qui n’ont pas
grand-chose à voir avec l’enfer, celui des diables lubriques et des joyeuses
fournaises des tympans de nos cathédrales, qu’il nous est donné de le
contempler. Ou d’accompagner le Nouvel Adam qui s’avance vers Adam et Ève
captifs, « muni de sa croix, l’arme de sa victoire » pour les délivrer. Le
dialogue est inoubliable. Adam : Mon Seigneur avec nous tous ! Le Christ : Et
avec ton esprit. Puis, le prenant par la main, il le relève en disant :
« Éveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ
t’illuminera ! » C’est là, au plus profond des enfers que le jeune Adam vient rencontrer
son vieil ancêtre. Pour l’arracher à la ténèbre et l’entrainer avec lui, et
tous ses descendants avec lui, dans son corps de lumière et de vie. De haut en
bas, puis de bas, du plus bas au plus haut, comme quand on plonge un nouveau-né
dans la piscine baptismale pour l’en arracher, ruisselant de vie nouvelle !
Que
se passe-t-il ? Aujourd’hui grand silence sur la terre
Ce qui se passe
est caché mais en même temps décisif, c’est l’œuvre souterraine, fondamentale,
radicale du salut. Le seul combat qui compte, la seule victoire qui vaille, et
que le Christ remporte, tout en bas, dans le silence.
Que se passe-t-il ? Ces jours sont des
jours de grand silence sur la terre. Il est possible que le grand et saint
samedi nous aide à les vivre comme il se doit, en profondeur, y compris dans
l’absence, douloureuse du rassemblement eucharistique, sans qu’il fût
nécessaire d’y suppléer de manière quasi compulsive par des prouesses
technologiques… à la limite de la supercherie : faire corps sans corps,
communier sans communion, être présent en étant absent…
« Je suis avec
vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » Le grand et saint samedi nous apprend à goûter, dans le creux de son
absence, à une présence qui pour être cachée n’en est pas moins réelle et
radicale, à la racine. Il nous suffit alors de nous laisser porter par la
dynamique des offices de ce jour si particulier. Les Vigiles résonnent comme un
long appel à la confiance. Dans la nuit. « En toute paix, je me couche et je
m’endors, car tu me donnes de vivre Seigneur dans la confiance » (Antienne du
psaume 4), « sur nous Seigneur que s’illumine ton visage ». La confiance est
l’autre nom de la foi : la foi que finit par balbutier le psalmiste : « Tu ne
peux m’abandonner à la mort, ni laisser ton ami voir la corruption » (Ant Ps
15, 10), et déjà, mais en bas les prémices de la victoire, cachée :
« Élevez-vous, portes éternelles, qu’il entre le Roi de gloire » (Ant Ps 23,
7). Que se passe-t-il ? Ce qui peut se passer se passe au-dedans, au plus
profond, au plus sombre, au plus blessé, au plus corrompu peut-être de nos
cœurs, c’est jusque-là que le jeune Adam veut descendre, pour oxygéner ces
zones virosées, pour remplir de Son Esprit les poumons ankylosés de nos
existences. Pour nous sauver. Exactement comme les infirmières et les médecins
combattent pour arracher les malades à l’étouffement dans les salles
surpeuplées de nos hôpitaux.
Les laudes du
samedi sont le temps des pleurs et des cris : « L’innocent a été mis à mort ;
pleurez sur lui comme on pleure sur un fils unique », puis « Des puissances de
la mort, délivre-moi, Seigneur » et au Benedictus résonne, puissamment unanime,
le cri de tout un peuple : « Viens à notre secours, ô notre Dieu ! » Il
faudrait citer l’intégralité des psaumes et des cantiques de ce matin sans
aurore pour saisir combien la communion dans l’intercession, avec ceux qui
crient dans la nuit des hôpitaux ou des Ephad est probablement au moins aussi
profonde que la communion cathodique devant l’écran de son ordinateur derrière
lequel un bon père enchasublé s’époumone en incantations pour faire croire que
la communion se décrète. Les psaumes sont justes, parfaitement ajustés, car ils
sont paroles humaines, vraies, sans fards assumées en paroles de Dieu. Les
théologiens et, bien sûr les priants le savent au moins depuis Augustin, voire
avant bien sûr pour le grand Priant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ? »
Le soir, à
Vêpres, la paix de la nuit « En toute paix, je me couche et m’endors » revient,
déjà grosse des lueurs de l’autre nuit, la grande, la belle, la sainte nuit de
Pâques : « Brillez déjà, lueurs de Pâques, scintillez au jour de demain ». Puis
vient l’intercession, magnifique en ces temps de crise qui n’épargne pas
l’Église, depuis de longs mois : « Engendre, purifie, sanctifie ton Église ».
Qui en a tant besoin.
Oui chers amis,
peut-être pourrions-nous vivre ce temps comme un long, un beau, un grand samedi
saint. Découvrir que l’absence, le
manque, jusqu’au manque eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour
les catholiques que nous sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante
de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans cesse. Confiné, mais actif au
plus infecté de nos cœurs. En bas, tout en bas, tout au fond ! Découvrir
aussi, comme le peuple juif en Exil que plus que l’eucharistie, pourtant si
importante, si vitale, si nécessaire, ce que nos pères médiévaux appelaient la res
du sacrement, la charité, est in fine
plus importante que la matérialité du sacrement. Redécouvrir que la res,
la charité, la belle et bonne charité si chère à Péguy (qui ne pouvait pas
communier) demeure toujours accessible, jamais confinée. Mais c’est une autre
histoire.
Vivre, dans
l’intériorité et la charité ce long samedi jusqu’au jour dont la venue est
aussi certaine et lumineuse qu’une belle aurore pascale, jusqu’au jour
d’étreintes peut-être plus humaines que le jour d’avant, jusqu’au jour
d’assemblées véritablement eucharistiques où, peut-être, nous ferons un peu
moins semblant de faire corps, jusqu’au jour où le printemps sera, enfin,
débarrassé de quelques-uns de ses miasmes qui nous empoisonnent la vie, depuis
beaucoup plus longtemps que cette saleté de virus !
(*) Titre de La
DC.
"La
résurrection de Georges-Frédéric Haendel" –
par Stefan
ZWEIG
Génèse de l'Alleluia, composé par
Haendel
ou
Découragé,
désespéré, fatigué de lui-même, doutant de ses forces, peut-être aussi de Dieu,
Haendel, durant ces mois-là, erre dans Londres le soir. Il ne se risque que
tard hors de chez lui, car pendant le jour les créanciers, leurs billets à la
main, l’attendent devant sa porte pour l’arrêter au passage, et, dans la rue,
le regard indifférent ou dédaigneux des gens lui fait mal. Il se demande
souvent s’il ne serait pas préférable pour lui de se réfugier en Irlande où
l’on continue à croire à son génie – on n’y soupçonne pas combien ses forces
sont épuisées, hélas ! – ou bien en Allemagne ou encore en Italie ;
peut-être que là-bas la glace fondrait, que, sous
la douce caresse de la brise méridionale, la mélodie s’épanouirait de nouveau
dans le désert rocailleux de son âme. L’idée de ne pouvoir agir, de ne pouvoir
créer lui est insupportable : Haendel n’accepte pas sa défaite. Parfois il
s’arrête devant une église ; mais il sait que les paroles ne lui apportent
aucune consolation. Parfois il va à l’auberge : mais l’alcool répugne à
celui qui a connu l’ivresse auguste et pure de la création. Parfois encore il
regarde du pont de la Tamise l’eau du fleuve couleur d’encre, muette, se
demandant s’il ne ferait pas mieux de tout rejeter loin de soi d’un geste
décidé ! Oh ! ne plus supporter le fardeau de ce néant, ne plus
connaître l’horreur de la solitude, de cet abandon des hommes et de Dieu !
* *
La journée du 21 août 1741 avait été torride, un ciel chargé de vapeurs
embrasées avait pesé sur Londres comme une nappe de métal en fusion ;
Haendel n’était sorti que le soir comme d’habitude pour respirer un peu l’air
de Greenpark. Là, dans l’ombre épaisse des arbres où personne ne pouvait le
voir ni le tourmenter, il s’était assis avec cette lassitude qui était devenue
pour lui une véritable maladie, lassitude de parler, d’écrire, de jouer, de
penser, lassitude de sentir, de vivre. Vivre pour quoi, pour qui, d’abord ?
Puis il était rentré chez lui, marchant comme un homme ivre à travers Pall Mall
et Doverstreet, uniquement animé de cette idée fixe : dormir, oublier, se
reposer, et de préférence pour toujours. Tout dormait dans la maison de
Brookstreet. Lentement – ah qu’il était donc las, comme les hommes l’avaient
tourmenté ! – il gravit l’escalier, dont le bois craquait sous chacun de
ses pas pesants. Il arriva enfin à sa chambre. Il battit le briquet et alluma
la chandelle sur sa table : sans réfléchir, machinalement, il fit le geste
de se mettre au travail. Car jadis – un douloureux soupir s’échappa de ses
lèvres – il rapportait de chacune de ses promenades une mélodie, un thème qu’il
notait à la hâte pour que son inspiration ne lui échappât point pendant son sommeil.
Mais, à présent, il n’y avait rien sur la table. Pas de papier à musique, rien
à entreprendre, rien à terminer. La roue du moulin
était bloquée dans la glace. Si, pourtant ; il y avait quelque
chose ! Là, ce carré brillant, n’était-ce pas du papier blanc ?
Haendel s’en empara. C’était un petit paquet et il devina qu’il contenait
quelque chose d’écrit. Vite il brisa le cachet. Au-dessus se trouvait une
lettre, une lettre de Jennens, le poète qui avait naguère composé pour lui le
texte de Saül et d’Israël en Égypte. Il lui envoyait,
écrivait-il, un nouveau poème et il espérait que le sublime génie de la musique
lui ferait la grâce de prendre en pitié ses pauvres mots et de les emporter sur
ses ailes à travers l’éther de l’immortalité.
Haendel eut un haut-le-corps, comme au contact d’une chose répugnante. Ce
Jennens voulait-il, lui aussi, se moquer de lui ? Il déchira la lettre
d’un geste violent, en jeta à terre les morceaux froissés et les piétina.
« Bandit ! Canaille ! » hurla-t-il. Le maladroit l’avait
atteint au plus profond, au plus cuisant de sa blessure qu’il avait rouverte en
réveillant toutes les amertumes de son âme. Furieux, il souffla la lumière,
gagna sa chambre à tâtons et se jeta sur sa couche. Soudain des larmes jaillirent
de ses yeux et tout son corps trembla d’impuissante rage. Malheur à ce monde
qui raille les amoindris et tourmente ceux qui souffrent ! Pourquoi encore
faire appel à lui, alors que ses forces ont disparu, que son coeur ne bat déjà
plus, pourquoi lui demander de produire, quand ses sens sont engourdis, quand
son âme est paralysée ? À présent, il n’aspire plus qu’à une chose :
dormir comme une brute, oublier, ne plus être !
Il était là lourdement affalé sur son lit, le malheureux, mais il ne
pouvait dormir. Il était agité par la colère comme la mer par la tempête, en
proie à un tourment mystérieux. Il avait beau se mettre sur le côté gauche,
puis sur le côté droit, le sommeil ne venait pas du tout. Fallait-il se lever
et examiner le texte ? Quel pouvoir auraient eu les mots sur un
mort ? Non, il n’y avait plus d’espoir pour lui, que Dieu avait précipité
dans l’abîme, loin du fleuve sacré de la vie. Et cependant une force vivait
encore en lui, une curiosité étrange qui le poussait et contre laquelle son
impuissance ne pouvait lutter. Haendel se leva, retourna dans son cabinet et
battit de nouveau le briquet, d’une main tremblante d’émotion. Un miracle ne
l’avait-il pas déjà tiré une fois de sa léthargie physique ? peut-être que
Dieu connaissait aussi les consolations et les remèdes qui guérissent l’âme.
Haendel approcha la lumière du manuscrit et lut : The Messiah.
Ah, encore un oratorio ! Les derniers avaient échoué. Mais, agité comme il
l’était, il tourna la page et commença à lire.
* *
Aux premiers mots il tressaillit : « Comfort ye », « Console-toi ! » On eût dit
qu’ils étaient magiques, ces mots – mais non, ce n’étaient pas des mots,
c’était une réponse donnée par Dieu, la voix d’un ange, qui, du haut des cieux,
retentissait dans son cœur désolé : « Comfort ye » – comme elle
résonnait, comme elle ranimait son âme affaiblie, cette parole féconde. Et à
peine l’eut-il lue, à peine l’eut-il pesée, que déjà Haendel l’entendait
transposée en musique, en notes chantantes, frémissantes, vibrantes, éclatantes.
Oh ! joie, les portes étaient ouvertes, il sentait, il entendait de
nouveau en musique !
Ses mains tremblaient à chaque page qu’il tournait. C’était lui qu’on
désignait, qu’on appelait, chaque mot pénétrait en lui avec une force
irrésistible. « Thus saith the Lord »,
– « Ainsi parle le Seigneur » – cela ne s’adressait-il pas à lui, à
lui seul, n’était-ce pas cette même main qui l’avait terrassé qui, oh
bonheur ! le relevait aujourd’hui ? « And he shall purify. » « Il te purifiera » – oui, il
était purifié, les ténèbres avaient soudain été chassées de son âme, la clarté
et la pureté cristalline de la lumière sonore y avaient fait irruption. Qui
donc avait mis dans la plume de ce pauvre Jennens, de ce poétereau de Gopsall,
une force d’expression d’un pareil élan sinon Celui qui, seul, connaissait sa
détresse ? « That they may
offer unto the Lord » – « Qu’ils fassent une offrande au
Seigneur » – oui, qu’une flamme jaillisse de son cœur embrasé et s’élève
jusqu’au ciel pour répondre à ce divin appel. Il s’adressait à lui, à lui seul
ce « Profère tes paroles d’une voix forte ». Oh ! crier cela, le
crier avec la force éclatante des trompettes, le mugissement des chœurs, le
tonnerre de l’orgue, pour qu’une fois encore comme au premier jour le Verbe, le
logos sacré éveille les hommes, tous les autres hommes qui errent désespérés
dans la nuit ; « Behold
darkness shah cover the earth », – car en vérité les ténèbres couvrent
encore la terre, ils ne connaissent pas la félicité de la délivrance que lui
vient d’éprouver à cette heure. À peine l’avait-il lu, qu’il montait déjà en
lui, nettement exprimé, ce cri de gratitude : « Wonderful counsellor, the mighty God. » Oh ! le louer
ainsi, le Dieu miraculeux, qui connaît tous les remèdes, lui qui apporte la
paix aux cœurs tourmentés. « Car
l’ange du Seigneur vint à lui » – oui, il était descendu là, dans
cette chambre, avec ses ailes d’argent, et il l’avait touché et délivré.
Comment ne pas rendre grâce au Seigneur, comment ne pas pousser un cri
d’allégresse fait de mille voix confondues dans la sienne, comment ne pas le
glorifier en chantant : « Glory
to God ? »
Haendel courbait la tête au-dessus des pages comme sous l’effet d’un
violent ouragan. Toute sa lassitude avait disparu. Jamais encore il ne s’était
senti aussi fort, pareillement envahi par la joie de créer. Et les mots ne
cessaient d’affluer à lui, semblables à des jets de chaude lumière, tous
dirigés vers son cœur, apaisants, rédempteurs. « Réjouis-toi ! » Comme ce chœur éclatait avec
majesté ! Involontairement il leva la tête et ses bras se tendirent en
avant. « Il est le vrai sauveur. »
Oui, il l’attesterait comme jamais mortel ne l’avait fait, il élèverait son
témoignage au-dessus du monde comme un écriteau lumineux. Seul celui qui a
beaucoup souffert connaît la joie, seul celui qui a été éprouvé pressent la
suprême douceur de la grâce ; il est de son devoir de témoigner devant les
hommes de son élévation, née de sa souffrance. En lisant « Il était méprisé », la mémoire lui
revint sous la forme d’un chant grave, angoissant. Déjà ils l’avaient cru
vaincu, ils l’avaient poursuivi de leurs sarcasmes, ils l’avaient enterré
vivant. « Ils avaient ri en le voyant » – « Et il ne se trouva
personne pour consoler cet affligé ». Personne ne l’avait secouru, personne
ne l’avait consolé dans son impuissance, mais, soutien miraculeux, « il
avait confiance en Dieu » et voilà qu’il ne l’oubliait pas dans sa tombe.
« But thou didst not leave his soul
in hell. » Non, Dieu ne l’avait pas abandonné, il l’avait arraché du
tombeau de sa désespérance, de l’enfer de son impuissance, il l’avait encore
appelé une fois pour qu’il apportât aux hommes un message de joie. « Lift up your heads ! »
« Levez la tête ! » Avec quelle force il jaillissait de son
être, à présent, cet ordre suprême d’annoncer la bonne nouvelle ! Soudain,
il frémit : il lisait là, écrit de la main du pauvre Jennens :
« God gave the word. »
La respiration lui manqua. La vérité parlait ici par la bouche d’un homme
quelconque : Dieu lui avait donné la parole, elle lui était venue d’en
haut comme le son, comme la grâce viennent d’en haut ! C’est à lui que
cette parole doit retourner, c’est vers lui qu’elle doit monter, emportée par
un élan du cœur ; chanter ses louanges est pour tout créateur un bonheur
et un devoir. Oh ! le saisir, le tenir, l’élever, le brandir, ce mot.
L’étirer, l’étendre pour qu’il devienne aussi vaste que le monde, pour qu’il
contienne toute la joie de vivre, pour qu’il atteigne à la grandeur de Dieu qui
l’a donné ! Oh ! ce mot mortel et périssable, le transformer par la
beauté et la ferveur en une chose éternelle ! Et voici qu’il était là,
voici qu’il résonnait ce mot pouvant se répéter, se transformer à l’infini, il
était là : Alleluia !
Alleluia ! Alleluia ! Oui confondre dans ce cri toutes les
voix de la terre, aiguës et graves, les voix fermes des hommes, celles souples
des femmes, les faire vocaliser, chanter crescendo, à pleine gorge, les unir,
les désunir en un chœur bien rythmé, leur faire monter et descendre une échelle
de Jacob diatonique, les apaiser par la douce caresse des violons, les
enflammer aux appels stridents des cuivres, les faire mugir dans le tonnerre de
l’orgue : Alleluia !
Alleluia ! Alleluia ! Faire de ce mot, de ce cri de
gratitude, un cri d’allégresse qui monte de la terre jusqu’au Créateur de
l’univers.
Des larmes voilaient le regard de Haendel, tant la ferveur qui troublait
son âme était grande. II lui restait encore à lire plusieurs pages, la
troisième partie de l’oratorio. Mais après cet « Alleluia ! » il
n’y tint plus ; ce chant de joie l’emplissait tout entier, montait et
grossissait déjà en lui comme un fleuve de feu prêt à déborder. Oh ! comme
il l’oppressait, l’étouffait dans sa hâte à vouloir sortir et remonter vers le
ciel. Haendel saisit à la hâte une plume et se mit à tracer des notes :
les signes s’alignaient avec une rapidité prodigieuse. Il ne pouvait plus
s’arrêter. Comme un navire dont la voilure est aux prises avec la tempête, il
était emporté toujours plus loin. Autour de lui la nuit était muette ;
l’ombre, humide et silencieuse, enveloppait la grande ville. Mais la lumière
affluait en lui et dans la pièce retentissait, imperceptible, la musique de
l’infini.
Extrait du livre : "Les Très Riches Heures de l'humanité",
Edition française de "Sternstunden der Menschheit" de
Stefan Szeig (ed.
le livre de poche 2004)
Neuf
des douze textes composant ce recueil avaient été
publiés en 1939 aux éditions Grasset.
S.
Zweig raconte et commente des
événements aussi divers que la prise de Byzance,
la
découverte de l'Eldorado ou
les derniers mois de la vie de Haendel.
Des moments, selon
lui, d'une « grande concentration
dramatique porteurs de destin, où une décision capitale se
condense en un seul
jour, une seule heure et souvent une seule minute ».
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