samedi 11 avril 2020

Méditation du Samedi


Tous les documents qui ont servi à l'animation de la journée du samedi 11 dans le dossier Drive partagé. En voici le lien ici :
(sans garantie sur le long terme)



Meditations du Samedi Saint
Conçu avec de bonnes ondes
La Croix le 08/04/2020 à 10:20
"Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre."
Le père Gilles Drouin, prêtre du diocèse d’Évry et directeur de l’Institut supérieur de liturgie de l’Institut catholique de Paris propose une méditation pour ce temps de confinement, à partir de la très belle homélie « Pour le grand et saint samedi » attribuée à saint Épiphane. « Peut-être pourrions-nous vivre ce temps comme un long, un beau, un grand samedi saint » estime notamment le père Drouin. « Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans cesse… »

Extraits....
"Pour les croyants que nous essayons d’être, le samedi saint peut être une ressource spirituelle en ces temps de silence..
Le samedi saint n’est pas un entre-deux, une sorte de blanc entre l’intensité dramatique du vendredi saint et le retour de la joie dans la nuit de Pâques. Le samedi saint n’est pas une parenthèse, tellement vide qu’on n’y célèbre pas l’eucharistie, « Dieu est mort », pas plus que le vendredi saint ne serait l’anniversaire de la mort de Jésus et Pâques celui de sa résurrection....

Le grand et saint samedi nous apprend à goûter, dans le creux de son absence, à une présence qui pour être cachée n’en est pas moins réelle et radicale, à la racine.

Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans cesse. Confiné, mais actif au plus infecté de nos cœurs..."

Texte complet
“Nous pourrions vivre ce temps comme un long, un beau, un grand samedi saint”, estime le père Drouin à propos du confinement

La Croix-Croire (*)
« Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre. » Le père Gilles Drouin, prêtre du diocèse d’Évry et directeur de l’Institut supérieur de liturgie de l’Institut catholique de Paris propose une méditation pour ce temps de confinement, à partir de la très belle homélie « Pour le grand et saint samedi » attribuée à saint Épiphane. « Peut-être pourrions-nous vivre ce temps comme un long, un beau, un grand samedi saint » estime notamment le père Drouin. « Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans cesse… »

« Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre »
Aujourd’hui grand silence sur la terre. Silence dans les rues de nos villes, silence sur les places de nos villages, silence sous les préaux de nos écoles, silence dans les allées de nos cimetières, à peine troublé par l’ombre d’un cortège famélique. L’Ecclésiaste avait entraperçu ce printemps silencieux : « L’amandier est en fleurs, (…) lorsque l’homme s’en va vers sa maison d’éternité, et que les pleureurs sont déjà au coin de la rue ; avant que le fil d’argent se détache, que la lampe d’or se brise, que la cruche se casse à la fontaine, que la poulie se fende sur le puits ; et que la poussière retourne à la terre comme elle en vint, et le souffle de vie, à Dieu qui l’a donné. » Oui aujourd’hui les cerisiers sont en fleurs dans nos jardins mais les pleureurs ne sortent plus. Le fil d’argent serait-il brisé ? Que se passe-t-il ?

Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre
Et si, en ces temps de confinement, nous devrions, sérieusement, une fois, relire Épiphane, et plus largement toute la liturgie du samedi saint dont le sermon d’Épiphane conclut la première leçon de vigiles. Un samedi saint d’ailleurs moins aliturgique qu’a-eucharistique. Le seul jour de l’année. Même la veille, la messe n’est pas célébrée mais, bonne fille, la liturgie concède aux croyants la communion aux Présanctifiés. Pour les croyants que nous essayons d’être, le samedi saint peut être une ressource spirituelle en ces temps de silence et où tant de pasteurs souvent touchants de zèle essaient de fournir à leurs ouailles des ersatz d’eucharisties, par réseaux sociaux et autres moyens numériques interposés.
Vivre ce carême atypique comme un long samedi saint. Car le samedi saint n’est pas un entre-deux, une sorte de blanc entre l’intensité dramatique du vendredi saint et le retour de la joie dans la nuit de Pâques. Le samedi saint n’est pas une parenthèse, tellement vide qu’on n’y célèbre pas l’eucharistie, « Dieu est mort », pas plus que le vendredi saint ne serait l’anniversaire de la mort de Jésus et Pâques celui de sa résurrection. La liturgie ne fonctionne pas ainsi, elle ne saucissonne pas le Mystère. Les pères du mouvement liturgique, les Odo Casel et autres Louis Bouyer, nous l’ont magistralement rappelé : la liturgie tout au long de l’année, nous donne l’Unique Mystère, le Mystère de Dieu révélé en Christ, révélé dans la Pâque du Christ sous différents points de vue. Un peu comme lorsque Cézanne, peintre métaphysique s’il en est, pour nous aider à saisir, ou à nous laisser saisir par le mystère interne, tellurique, de la Sainte Victoire, nous la donnait par plans successifs : la face ouest puissamment plissée, la face sud abrupte et minérale, la face nord ourlée de chênes verts. Le vendredi saint, l’unique mystère de la mort et de la résurrection du Christ nous est donné depuis le « point de vue » du pied de la Croix, le samedi soir, il nous est donné « en mystère », c’est-à-dire in via dans le clair-obscur des sacrements de Pâques, le dimanche dans la clarté cristalline du matin de la résurrection.
Et le samedi, ce samedi qu’Épiphane qualifie de grand et de saint, d’où contemplons-nous le Mystère ? Si on suit Épiphane, c’est du plus profond des enfers, ces enfers qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’enfer, celui des diables lubriques et des joyeuses fournaises des tympans de nos cathédrales, qu’il nous est donné de le contempler. Ou d’accompagner le Nouvel Adam qui s’avance vers Adam et Ève captifs, « muni de sa croix, l’arme de sa victoire » pour les délivrer. Le dialogue est inoubliable. Adam : Mon Seigneur avec nous tous ! Le Christ : Et avec ton esprit. Puis, le prenant par la main, il le relève en disant : « Éveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera ! » C’est là, au plus profond des enfers que le jeune Adam vient rencontrer son vieil ancêtre. Pour l’arracher à la ténèbre et l’entrainer avec lui, et tous ses descendants avec lui, dans son corps de lumière et de vie. De haut en bas, puis de bas, du plus bas au plus haut, comme quand on plonge un nouveau-né dans la piscine baptismale pour l’en arracher, ruisselant de vie nouvelle !

Que se passe-t-il ? Aujourd’hui grand silence sur la terre
Ce qui se passe est caché mais en même temps décisif, c’est l’œuvre souterraine, fondamentale, radicale du salut. Le seul combat qui compte, la seule victoire qui vaille, et que le Christ remporte, tout en bas, dans le silence.
Que se passe-t-il ? Ces jours sont des jours de grand silence sur la terre. Il est possible que le grand et saint samedi nous aide à les vivre comme il se doit, en profondeur, y compris dans l’absence, douloureuse du rassemblement eucharistique, sans qu’il fût nécessaire d’y suppléer de manière quasi compulsive par des prouesses technologiques… à la limite de la supercherie : faire corps sans corps, communier sans communion, être présent en étant absent…
« Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » Le grand et saint samedi nous apprend à goûter, dans le creux de son absence, à une présence qui pour être cachée n’en est pas moins réelle et radicale, à la racine. Il nous suffit alors de nous laisser porter par la dynamique des offices de ce jour si particulier. Les Vigiles résonnent comme un long appel à la confiance. Dans la nuit. « En toute paix, je me couche et je m’endors, car tu me donnes de vivre Seigneur dans la confiance » (Antienne du psaume 4), « sur nous Seigneur que s’illumine ton visage ». La confiance est l’autre nom de la foi : la foi que finit par balbutier le psalmiste : « Tu ne peux m’abandonner à la mort, ni laisser ton ami voir la corruption » (Ant Ps 15, 10), et déjà, mais en bas les prémices de la victoire, cachée : « Élevez-vous, portes éternelles, qu’il entre le Roi de gloire » (Ant Ps 23, 7). Que se passe-t-il ? Ce qui peut se passer se passe au-dedans, au plus profond, au plus sombre, au plus blessé, au plus corrompu peut-être de nos cœurs, c’est jusque-là que le jeune Adam veut descendre, pour oxygéner ces zones virosées, pour remplir de Son Esprit les poumons ankylosés de nos existences. Pour nous sauver. Exactement comme les infirmières et les médecins combattent pour arracher les malades à l’étouffement dans les salles surpeuplées de nos hôpitaux.
Les laudes du samedi sont le temps des pleurs et des cris : « L’innocent a été mis à mort ; pleurez sur lui comme on pleure sur un fils unique », puis « Des puissances de la mort, délivre-moi, Seigneur » et au Benedictus résonne, puissamment unanime, le cri de tout un peuple : « Viens à notre secours, ô notre Dieu ! » Il faudrait citer l’intégralité des psaumes et des cantiques de ce matin sans aurore pour saisir combien la communion dans l’intercession, avec ceux qui crient dans la nuit des hôpitaux ou des Ephad est probablement au moins aussi profonde que la communion cathodique devant l’écran de son ordinateur derrière lequel un bon père enchasublé s’époumone en incantations pour faire croire que la communion se décrète. Les psaumes sont justes, parfaitement ajustés, car ils sont paroles humaines, vraies, sans fards assumées en paroles de Dieu. Les théologiens et, bien sûr les priants le savent au moins depuis Augustin, voire avant bien sûr pour le grand Priant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Le soir, à Vêpres, la paix de la nuit « En toute paix, je me couche et m’endors » revient, déjà grosse des lueurs de l’autre nuit, la grande, la belle, la sainte nuit de Pâques : « Brillez déjà, lueurs de Pâques, scintillez au jour de demain ». Puis vient l’intercession, magnifique en ces temps de crise qui n’épargne pas l’Église, depuis de longs mois : « Engendre, purifie, sanctifie ton Église ». Qui en a tant besoin.
Oui chers amis, peut-être pourrions-nous vivre ce temps comme un long, un beau, un grand samedi saint. Découvrir que l’absence, le manque, jusqu’au manque eucharistique, tellement étrange, tellement rude pour les catholiques que nous sommes, peut révéler, en creux, la présence agissante de Celui qui ne dort jamais, qui travaille sans cesse. Confiné, mais actif au plus infecté de nos cœurs. En bas, tout en bas, tout au fond ! Découvrir aussi, comme le peuple juif en Exil que plus que l’eucharistie, pourtant si importante, si vitale, si nécessaire, ce que nos pères médiévaux appelaient la res du sacrement, la charité, est in fine plus importante que la matérialité du sacrement. Redécouvrir que la res, la charité, la belle et bonne charité si chère à Péguy (qui ne pouvait pas communier) demeure toujours accessible, jamais confinée. Mais c’est une autre histoire.
Vivre, dans l’intériorité et la charité ce long samedi jusqu’au jour dont la venue est aussi certaine et lumineuse qu’une belle aurore pascale, jusqu’au jour d’étreintes peut-être plus humaines que le jour d’avant, jusqu’au jour d’assemblées véritablement eucharistiques où, peut-être, nous ferons un peu moins semblant de faire corps, jusqu’au jour où le printemps sera, enfin, débarrassé de quelques-uns de ses miasmes qui nous empoisonnent la vie, depuis beaucoup plus longtemps que cette saleté de virus !
(*) Titre de La DC.



"La résurrection de Georges-Frédéric Haendel" –
par Stefan ZWEIG
 Génèse de l'Alleluia, composé par Haendel

 ou


 Découragé, désespéré, fatigué de lui-même, doutant de ses forces, peut-être aussi de Dieu, Haendel, durant ces mois-là, erre dans Londres le soir. Il ne se risque que tard hors de chez lui, car pendant le jour les créanciers, leurs billets à la main, l’attendent devant sa porte pour l’arrêter au passage, et, dans la rue, le regard indifférent ou dédaigneux des gens lui fait mal. Il se demande souvent s’il ne serait pas préférable pour lui de se réfugier en Irlande où l’on continue à croire à son génie – on n’y soupçonne pas combien ses forces sont épuisées, hélas ! – ou bien en Allemagne ou encore en Italie ; peut-être que là-bas la glace fondrait, que, sous la douce caresse de la brise méridionale, la mélodie s’épanouirait de nouveau dans le désert rocailleux de son âme. L’idée de ne pouvoir agir, de ne pouvoir créer lui est insupportable : Haendel n’accepte pas sa défaite. Parfois il s’arrête devant une église ; mais il sait que les paroles ne lui apportent aucune consolation. Parfois il va à l’auberge : mais l’alcool répugne à celui qui a connu l’ivresse auguste et pure de la création. Parfois encore il regarde du pont de la Tamise l’eau du fleuve couleur d’encre, muette, se demandant s’il ne ferait pas mieux de tout rejeter loin de soi d’un geste décidé ! Oh ! ne plus supporter le fardeau de ce néant, ne plus connaître l’horreur de la solitude, de cet abandon des hommes et de Dieu !

*   *

La journée du 21 août 1741 avait été torride, un ciel chargé de vapeurs embrasées avait pesé sur Londres comme une nappe de métal en fusion ; Haendel n’était sorti que le soir comme d’habitude pour respirer un peu l’air de Greenpark. Là, dans l’ombre épaisse des arbres où personne ne pouvait le voir ni le tourmenter, il s’était assis avec cette lassitude qui était devenue pour lui une véritable maladie, lassitude de parler, d’écrire, de jouer, de penser, lassitude de sentir, de vivre. Vivre pour quoi, pour qui, d’abord ? Puis il était rentré chez lui, marchant comme un homme ivre à travers Pall Mall et Doverstreet, uniquement animé de cette idée fixe : dormir, oublier, se reposer, et de préférence pour toujours. Tout dormait dans la maison de Brookstreet. Lentement – ah qu’il était donc las, comme les hommes l’avaient tourmenté ! – il gravit l’escalier, dont le bois craquait sous chacun de ses pas pesants. Il arriva enfin à sa chambre. Il battit le briquet et alluma la chandelle sur sa table : sans réfléchir, machinalement, il fit le geste de se mettre au travail. Car jadis – un douloureux soupir s’échappa de ses lèvres – il rapportait de chacune de ses promenades une mélodie, un thème qu’il notait à la hâte pour que son inspiration ne lui échappât point pendant son sommeil. Mais, à présent, il n’y avait rien sur la table. Pas de papier à musique, rien à entreprendre, rien à terminer. La roue du moulin était bloquée dans la glace. Si, pourtant ; il y avait quelque chose ! Là, ce carré brillant, n’était-ce pas du papier blanc ? Haendel s’en empara. C’était un petit paquet et il devina qu’il contenait quelque chose d’écrit. Vite il brisa le cachet. Au-dessus se trouvait une lettre, une lettre de Jennens, le poète qui avait naguère composé pour lui le texte de Saül et d’Israël en Égypte. Il lui envoyait, écrivait-il, un nouveau poème et il espérait que le sublime génie de la musique lui ferait la grâce de prendre en pitié ses pauvres mots et de les emporter sur ses ailes à travers l’éther de l’immortalité.
Haendel eut un haut-le-corps, comme au contact d’une chose répugnante. Ce Jennens voulait-il, lui aussi, se moquer de lui ? Il déchira la lettre d’un geste violent, en jeta à terre les morceaux froissés et les piétina. « Bandit ! Canaille ! » hurla-t-il. Le maladroit l’avait atteint au plus profond, au plus cuisant de sa blessure qu’il avait rouverte en réveillant toutes les amertumes de son âme. Furieux, il souffla la lumière, gagna sa chambre à tâtons et se jeta sur sa couche. Soudain des larmes jaillirent de ses yeux et tout son corps trembla d’impuissante rage. Malheur à ce monde qui raille les amoindris et tourmente ceux qui souffrent ! Pourquoi encore faire appel à lui, alors que ses forces ont disparu, que son coeur ne bat déjà plus, pourquoi lui demander de produire, quand ses sens sont engourdis, quand son âme est paralysée ? À présent, il n’aspire plus qu’à une chose : dormir comme une brute, oublier, ne plus être !
Il était là lourdement affalé sur son lit, le malheureux, mais il ne pouvait dormir. Il était agité par la colère comme la mer par la tempête, en proie à un tourment mystérieux. Il avait beau se mettre sur le côté gauche, puis sur le côté droit, le sommeil ne venait pas du tout. Fallait-il se lever et examiner le texte ? Quel pouvoir auraient eu les mots sur un mort ? Non, il n’y avait plus d’espoir pour lui, que Dieu avait précipité dans l’abîme, loin du fleuve sacré de la vie. Et cependant une force vivait encore en lui, une curiosité étrange qui le poussait et contre laquelle son impuissance ne pouvait lutter. Haendel se leva, retourna dans son cabinet et battit de nouveau le briquet, d’une main tremblante d’émotion. Un miracle ne l’avait-il pas déjà tiré une fois de sa léthargie physique ? peut-être que Dieu connaissait aussi les consolations et les remèdes qui guérissent l’âme.
Haendel approcha la lumière du manuscrit et lut : The Messiah. Ah, encore un oratorio ! Les derniers avaient échoué. Mais, agité comme il l’était, il tourna la page et commença à lire.

*   *

Aux premiers mots il tressaillit : « Comfort ye », « Console-toi ! » On eût dit qu’ils étaient magiques, ces mots – mais non, ce n’étaient pas des mots, c’était une réponse donnée par Dieu, la voix d’un ange, qui, du haut des cieux, retentissait dans son cœur désolé : « Comfort ye » – comme elle résonnait, comme elle ranimait son âme affaiblie, cette parole féconde. Et à peine l’eut-il lue, à peine l’eut-il pesée, que déjà Haendel l’entendait transposée en musique, en notes chantantes, frémissantes, vibrantes, éclatantes. Oh ! joie, les portes étaient ouvertes, il sentait, il entendait de nouveau en musique !
Ses mains tremblaient à chaque page qu’il tournait. C’était lui qu’on désignait, qu’on appelait, chaque mot pénétrait en lui avec une force irrésistible. « Thus saith the Lord », – « Ainsi parle le Seigneur » – cela ne s’adressait-il pas à lui, à lui seul, n’était-ce pas cette même main qui l’avait terrassé qui, oh bonheur ! le relevait aujourd’hui ? « And he shall purify. » « Il te purifiera » – oui, il était purifié, les ténèbres avaient soudain été chassées de son âme, la clarté et la pureté cristalline de la lumière sonore y avaient fait irruption. Qui donc avait mis dans la plume de ce pauvre Jennens, de ce poétereau de Gopsall, une force d’expression d’un pareil élan sinon Celui qui, seul, connaissait sa détresse ? « That they may offer unto the Lord » – « Qu’ils fassent une offrande au Seigneur » – oui, qu’une flamme jaillisse de son cœur embrasé et s’élève jusqu’au ciel pour répondre à ce divin appel. Il s’adressait à lui, à lui seul ce « Profère tes paroles d’une voix forte ». Oh ! crier cela, le crier avec la force éclatante des trompettes, le mugissement des chœurs, le tonnerre de l’orgue, pour qu’une fois encore comme au premier jour le Verbe, le logos sacré éveille les hommes, tous les autres hommes qui errent désespérés dans la nuit ; « Behold darkness shah cover the earth », – car en vérité les ténèbres couvrent encore la terre, ils ne connaissent pas la félicité de la délivrance que lui vient d’éprouver à cette heure. À peine l’avait-il lu, qu’il montait déjà en lui, nettement exprimé, ce cri de gratitude : « Wonderful counsellor, the mighty God. » Oh ! le louer ainsi, le Dieu miraculeux, qui connaît tous les remèdes, lui qui apporte la paix aux cœurs tourmentés. « Car l’ange du Seigneur vint à lui » – oui, il était descendu là, dans cette chambre, avec ses ailes d’argent, et il l’avait touché et délivré. Comment ne pas rendre grâce au Seigneur, comment ne pas pousser un cri d’allégresse fait de mille voix confondues dans la sienne, comment ne pas le glorifier en chantant : « Glory to God ? »
Haendel courbait la tête au-dessus des pages comme sous l’effet d’un violent ouragan. Toute sa lassitude avait disparu. Jamais encore il ne s’était senti aussi fort, pareillement envahi par la joie de créer. Et les mots ne cessaient d’affluer à lui, semblables à des jets de chaude lumière, tous dirigés vers son cœur, apaisants, rédempteurs. « Réjouis-toi ! » Comme ce chœur éclatait avec majesté ! Involontairement il leva la tête et ses bras se tendirent en avant. « Il est le vrai sauveur. » Oui, il l’attesterait comme jamais mortel ne l’avait fait, il élèverait son témoignage au-dessus du monde comme un écriteau lumineux. Seul celui qui a beaucoup souffert connaît la joie, seul celui qui a été éprouvé pressent la suprême douceur de la grâce ; il est de son devoir de témoigner devant les hommes de son élévation, née de sa souffrance. En lisant « Il était méprisé », la mémoire lui revint sous la forme d’un chant grave, angoissant. Déjà ils l’avaient cru vaincu, ils l’avaient poursuivi de leurs sarcasmes, ils l’avaient enterré vivant. « Ils avaient ri en le voyant » – « Et il ne se trouva personne pour consoler cet affligé ». Personne ne l’avait secouru, personne ne l’avait consolé dans son impuissance, mais, soutien miraculeux, « il avait confiance en Dieu » et voilà qu’il ne l’oubliait pas dans sa tombe. « But thou didst not leave his soul in hell. » Non, Dieu ne l’avait pas abandonné, il l’avait arraché du tombeau de sa désespérance, de l’enfer de son impuissance, il l’avait encore appelé une fois pour qu’il apportât aux hommes un message de joie. « Lift up your heads ! » « Levez la tête ! » Avec quelle force il jaillissait de son être, à présent, cet ordre suprême d’annoncer la bonne nouvelle ! Soudain, il frémit : il lisait là, écrit de la main du pauvre Jennens : « God gave the word. »
La respiration lui manqua. La vérité parlait ici par la bouche d’un homme quelconque : Dieu lui avait donné la parole, elle lui était venue d’en haut comme le son, comme la grâce viennent d’en haut ! C’est à lui que cette parole doit retourner, c’est vers lui qu’elle doit monter, emportée par un élan du cœur ; chanter ses louanges est pour tout créateur un bonheur et un devoir. Oh ! le saisir, le tenir, l’élever, le brandir, ce mot. L’étirer, l’étendre pour qu’il devienne aussi vaste que le monde, pour qu’il contienne toute la joie de vivre, pour qu’il atteigne à la grandeur de Dieu qui l’a donné ! Oh ! ce mot mortel et périssable, le transformer par la beauté et la ferveur en une chose éternelle ! Et voici qu’il était là, voici qu’il résonnait ce mot pouvant se répéter, se transformer à l’infini, il était là : Alleluia ! Alleluia ! Alleluia ! Oui confondre dans ce cri toutes les voix de la terre, aiguës et graves, les voix fermes des hommes, celles souples des femmes, les faire vocaliser, chanter crescendo, à pleine gorge, les unir, les désunir en un chœur bien rythmé, leur faire monter et descendre une échelle de Jacob diatonique, les apaiser par la douce caresse des violons, les enflammer aux appels stridents des cuivres, les faire mugir dans le tonnerre de l’orgue : Alleluia ! Alleluia ! Alleluia ! Faire de ce mot, de ce cri de gratitude, un cri d’allégresse qui monte de la terre jusqu’au Créateur de l’univers.
Des larmes voilaient le regard de Haendel, tant la ferveur qui troublait son âme était grande. II lui restait encore à lire plusieurs pages, la troisième partie de l’oratorio. Mais après cet « Alleluia ! » il n’y tint plus ; ce chant de joie l’emplissait tout entier, montait et grossissait déjà en lui comme un fleuve de feu prêt à déborder. Oh ! comme il l’oppressait, l’étouffait dans sa hâte à vouloir sortir et remonter vers le ciel. Haendel saisit à la hâte une plume et se mit à tracer des notes : les signes s’alignaient avec une rapidité prodigieuse. Il ne pouvait plus s’arrêter. Comme un navire dont la voilure est aux prises avec la tempête, il était emporté toujours plus loin. Autour de lui la nuit était muette ; l’ombre, humide et silencieuse, enveloppait la grande ville. Mais la lumière affluait en lui et dans la pièce retentissait, imperceptible, la musique de l’infini.

Extrait du livre :  "Les Très Riches Heures de l'humanité",
 Edition française de "Sternstunden der Menschheit" de Stefan Szeig (ed. le livre de poche 2004) 
Neuf des douze textes composant ce recueil avaient été publiés en 1939 aux éditions Grasset.


S. Zweig raconte et commente des événements aussi divers que la prise de Byzance, 
la découverte de l'Eldorado ou les derniers mois de la vie de Haendel.
Des moments, selon lui, d'une « grande concentration dramatique porteurs de destin, où une décision capitale se condense en un seul jour, une seule heure et souvent une seule minute ».

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